Pour tout dire j’ai commencé à vendre des produits d’entretien dans des drogueries et supermarchés. Des décapants, de l’encaustique, des poudres de lavage à la main et en machine, de la cire, des désodorisants et même des crèmes dépilatoires. Une carrière qui s’annonçait laborieuse : il faut le faire son trou quand on vend ce type de camelote à des chefs de rayon frustrés et acariâtres voire, pire, des droguistes. On leur vendait plus cher hors taxes le déboucheur d’éviers que les clients pouvaient l’obtenir dans une grande surface. Cependant il fallait leur vendre. Bien entendu les hypermarchés les prenaient par palettes (de mémoire une palette représentait 32 cartons de 12 bouteilles) alors que les droguistes se mettaient à 2 voire 3 pour faire un carton. Le droguiste constituait la formation de base du vendeur dans cette société. Il fallait visiter du droguiste et « planter » de la commande. On arrivait avec sa marmotte à la main et on attendait que les clients (déjà rares à l’époque) aient fini leurs achats ou s’il y avait un confrère, on s’éclipsait pour 15 à 30 minutes avant de revenir. Une marmotte pour ceux qui n’ont jamais été VRP, c’est la valise à échantillons du représentant. Quand un confrère était passé avant c’était plus dur de vendre à sa suite. Le droguiste avait un pouvoir d’achat limité. Il n’empêche que c’est dans une boutique très datée avec un parquet grisâtre, un tenancier avec une blouse non moins grisâtre et un crayon sur l’oreille qui régnait sur son comptoir et son assortiment multiple en rayon et pendu un peu partout, que j’ai pris ma première claque de vendeur par un client.
Mon chef de l’époque m’avait chauffé à blanc en me promettant des supermarchés plus importants voire des hypermarchés dans mon portefeuille de clients si je prouvais mon efficacité auprès des droguistes. Avec le recul c’était vraiment une carotte illusoire mais jeune et motivé j’ai mordu dedans. Il fallait gérer des commandes qui étaient regroupées par la suite par un grossiste. On a tous en tête des images de vieilles drogueries et de leurs odeurs d’encaustiques et d’insecticides, le grossiste en droguerie, c’est cette ambiance surannée multipliée par un entrepôt poussiéreux. Donc dans une droguerie en face d’une blouse grise au milieu d’un assortiment aussi jauni par l’ancienneté qu’improbable de variété je me lance avec mes bons de commande ouverts sur le comptoir (à sortir dès que possible les bons de commande) :
« En ce moment sur les déboucheurs en poudre mais également liquides, il y a une promotion. Si vous prenez 2 cartons de chaque, vous avez un carton de l’un ou de l’autre gratuit. On peut avec le grossiste panacher le carton gratuit 6 liquides et 6 en poudre. En résumé vous en prenez 24 de chaque, vous en avez 30. Par contre il faut se dépêcher car l’opération est limitée en temps et en quantité. Il n’y en aura pas pour tout le monde et le premier qui commande est plus sûr d’en profiter que le dernier. ». Et pour compléter tout en prenant mon bon de commande. « Vous voulez en profiter en prenant 4 cartons de chaque avec 2 gratuits ou plus prudemment 2 cartons de chaque avec 1 gratuit panachable ?»
Là, normalement le droguiste penchait pour la deuxième solution qui constituait un stock pour 12 à 18 mois et qu’il risquait d’avoir au moins partiellement encore pendant sa liquidation après sa faillite si je peux être cynique. Mais ce monsieur de plus de 60 ans, s’est reculé, a relevé ses lunettes cerclées de noir comme on n’en faisait plus depuis 15 ans au moins à l’époque et a examiné le jeune de 23 ans devant lui dans son costume bon marché, et lui a rétorqué :
« Mon petit Monsieur, c’est très intéressant votre promotion. C’est même particulièrement tentant. Votre déboucheur, il passe à la télé dans des publicités et on se demande bien ce que les gens mettent dans leurs éviers et lavabos, car ils ont toujours besoin de les déboucher ». A ce niveau de la discussion j’étais plutôt confiant sur le fait que j’allais encore une fois sortir victorieux avec une commande, et il a poursuivi : « Je vois que votre promotion est tellement intéressante que vous allez manquer de marchandise. C’est pour que vous ne soyez pas trop court avec vos autres clients que je ne vais rien vous prendre. Vous en revanche, c’est la porte que vous allez prendre. Au revoir, jeune homme ! »
Pour une première leçon, ce fut formateur : il allait falloir mettre un peu de subtilité dans le jeu pour s’en sortir. Tout ceci pour dire que je suis parti de très bas et que ce que je sais aujourd’hui je l’ai appris par la pratique, l’expérience et ma réflexion en permanence sur ce qui fait qu’une affaire a marché, et la suivante non.